Bocaux

 

Souvenir

 

Tenir serrée encore la matière du temps, enfermée dans son air d'autrefois, messages laissés à je ne sais quels lecteurs. Ce qui se tient à l'intérieur, comme secret et sacré, innocent et banal, rien d'autre que du rien, celui d'un quotidien enfui.

On ne déterre jamais du passé que ses poubelles, dans les archéologies subtiles de l'inconscient. Alors il s'agirait ici de conserver l'inconservable, l'inconcevable : conserver la conservation elle-même.

 

Technique

 

Série de bocaux à fermeture à vide. Plastiques, fleurs, os, papier, clefs et objets divers. Numérotés de 1 à 7.

EB - 2010

 

Légende des Rois d'Or

Aujourd'hui

 

Les bocaux contiennent les souvenirs du jeune homme, et également les souvenirs très enfouis de la lignée des Rois d'Or. Ainsi les ossements, tablettes, brisures, morceaux de textes qui sont inscrits dans ces traces mémorielles.

 

 

Ce qu'il a en tête

 

 

Ce qu’il a en tête à ce moment-là, un chaos, une forme, indistincte. Des sortes de souvenirs, des fragments. La mer, bien sûr, ce sont toujours des femmes, des femmes qui marchent au bord de la mer. Qui le dépassent, qui s’éloignent de lui toujours. Les femmes sont des marcheuses de bord de mer. Dans les sables bruns et noirs, dans les algues noires, odorantes. Sur les galets. Les récifs gris émergés à marée basse. Sa nostalgie ? Il ne sait pas. Il n’y a pas de douleur, il n’y a plus de douleur depuis longtemps. Elle est comme enfermée, enkystée en lui. Il n’y accède plus. Il sait qu’elle est présente, secrète. Pourquoi il est venu jusqu’ici, encore.

Il est comme défait de lui-même. Lambeaux d’être, arrachement de soi ; il est réduit à sa propre déchirure. La vie, sa vie, est une écriture. Un texte arraché à la douleur. Et la douleur s’est tue. Il faudrait retrouver le temps d’avant, pour pouvoir vivre encore. S’il n’y a pas de vie, il ne peut y avoir de mort. Il est toujours déjà mort. Comme autrefois, comme toujours. Il faudrait recapturer le réel, mais le réel fout le camp. Il disparaît dans le hors sens.

 

Il y a cette image d’une femme, le long de la mer. Il ne sait plus si c’est un souvenir, ou si c’est une femme rêvée. Cette femme marche le long de la mer. Elle se serait longtemps nommée Zondernaam. Justine Zondernaam. Il revoit maintenant son visage, un visage carré, une grande bouche, un nez légèrement courbé d’une fine bossette, de grands yeux très noirs, cernés de crayon comme dans les années soixante-dix, des sourcils noirs et épais sous une frange trop courte et mail taillée. Elle voulait ce nom, Zondernaam, comme un étendard, Zondernaam ! Zondernaam ! Elle avait dit un jour qu’elle était juive. Elle partait toujours seule, devant, loin. Et elle partait pieds nus sur le sable d’il ne savait plus quelle plage, quelle marée, il ne voulait plus savoir, il aurait préféré ne plus savoir son nom ni son visage, il aurait préféré ne pas se souvenir. Zondernaam. Ce souvenir n’a pas de nom. Il s’enracine dans le bruit de la mer. Dans l’odeur des vagues.

 

Elle avait dit qu’elle était juive, par sa mère. Il ne savait rien de son histoire de juive. Elle ne racontait pas. C’était pour elle comme un pays disparu. Une identité souterraine. Justine Zondernaam.

 

La silhouette de cette femme, le long de la mer, sur cette plage, là-bas. Ce fragment-là. Comme s’il fallait se refigurer le souvenir. Elle le fuyait.

Lui, il avait disparu au-dedans de lui, dans son propre théâtre d’horreur et de mort. Il avait toujours été habité par la mort. Elle était présente comme une méditation sourde, une basse continue.

 

Il se souvient qu’elle jouait du violoncelle. C’était le genre de femme à jouer du violoncelle. Il aimait cela. Peut-être parce que cet instrument mettait quelque chose à l’épreuve de la rudesse de sa féminité. Elle aurait pu être le modèle d’une toile de Tamara de Lempika. Les poils noirs de ses bras, la robustesse de son corps, l’odeur de sueur quand elle jouait.

 

Elle disait qu’elle était juive par sa mère, cela lui donnait une profondeur, un mystère. Une légitimité dans son exigence à être aimée. C’était à cause de la seconde guerre, de l’extermination des Juifs. C’était à cause d’Auschwitz. Elle disait qu’elle était juive, Justine Zondernaam, et c’était comme si elle était revenue d’Auschwitz. Comme si elle était porteuse d’une âme morte à Auschwitz. Elle avait vingt-trois ans. Elle était née bien longtemps après la guerre. Elle avait vingt trois ans et se sentait plus vieille et plus mûre que lui, qui en avait vingt.

 

De ces vies au bord du gouffre il ne veut plus rien savoir. Sur la septième marche le pied repose. Il regarde cette mer-là, cette mer grise, normande. Il est à nouveau dans ce pays, seulement quelques heures. Étretat. Il sait cette phrase d’autrefois, cette phrase qui parlait de la mer. La mer, ce qu’elle donne. Il respire la mer. Le vent. Le vent est toujours trop fort en haut de la falaise, à Étretat. Il va descendre. Il connaît le secret du roc. Bien sûr, tout pourrait s’arrêter là. Tout, tout parce qu’en réalité il n’y a rien, qu’il n’y a jamais rien eu. Ce qu’il cherche là, c’est difficile de le savoir. Il est venu voir quelque chose de lointain. Quelque chose qui a quelque rapport avec la mer, avec le goût des coquillages, avec le vent sur le rocher, avec l’escalier qui descend dans la falaise, vers la mer. Il est si tard maintenant dans sa vie, il est tellement tard. Il sait qu’à l’intérieur il est toujours le même, et il ne sait pas ce qu’il est, profondément, il est comme perdu, au delà de lui-même, à l’intérieur de lui-même.

 

EB