Dédale pour une jeune fille

Chapitre 2 - Justine

 

Une lecture par Anne Serra du second chapitre de la nouvelle Dédale pour une jeune fille, d’Emmmanuel Bing. « C’était ce que je savais à propos des hommes. Ils disparaissent. Un jour, ils disparaissent. »

 

Deux jeunes gens vivent ensemble à Ménilmontant. Le jeune homme est dans une phase délirante, un délire de transparence. La jeune fille, Justine, raconte comment il a disparu, et le moment traumatique où elle a vu les sculptures monumentales des Rois d'Or dans les bunkers en Normandie. Elle a été prise d'une angoisse terrible devant les sculptures aux yeux vides, et s'est retrouvée hospitalisée en psychiatrie, comme en témoigne une infirmière. La rencontre du jeune homme et des fétiches d'une sorcière moderne dans la forêt achève la disparition subjective du jeune homme. Le sculpteur des Rois d'Or est inquiété par les effets terribles de ses sculptures, installées nuitamment et illégalement dans les bunkers, et dont il ne comprend pas tout à fait la réelle puissance. On retrouve bien plus tard le jeune homme devenu un homme mûr et qui revient sur les traces de son passé, en Normandie, sur la plage d'Etretat, il évoque la jeune fille qu'il n'a jamais revue.

 

Il est possible de télécharger le texte intégral de la nouvelle en cliquant sur le logo du film en haut de la page.

 

Les rois d'or

Période : présent.

 

Les Rois d'Or ont une prise sur le temps ; c'est ainsi qu'ils peuvent surgir dans le temps présent, ici sour la forme de sculptures monumentales. Ils ont une puissance magnétique très grande, et la sensibilité des personnes qui les aperçoivent peut être atteinte, et leur personnalité altérée. Le flux d'angoisse qui émane de leurs représentations étant difficile à supporter pour nombre de spectateurs modernes, ce qui n'était pas le cas dans l'Antiquité.

 

Technique

 

Vidéo

Tournage en 2009.

La jeune fille : Anne Serra

Prise de vues : Théodore Bing

Musique : Emmanuel Bing

Montage : EB.

Durée : 10:25

EB

 

 

 

Chapitre 2

Justine

 

La chambre claire, dans la lumière du soleil, c’était le printemps. Je m’étais levée. Je regardais les toits de Paris. J’avais froid. J’avais enfilé sa chemise blanche, sa belle chemise d’homme, et j’avais froid.

 

J’avais peur de le voir s’enfoncer dans la transparence. Depuis des jours il devenait de plus en plus diaphane. Je m’étais assise sur le lit, j’avais ôté la chemise, je l’avais tendue vers lui. Maintenant ses paroles étaient à la fois provocantes et incompréhensibles. Il n’y avait plus jamais de phrases. Il les arrêtait net au milieu. J’avais froid. Je voulais me recoucher, me rendormir. J’avais peur qu’il parte.

 

Le lit était blanc dans la lumière du soleil.

 

Je me regardai dans la glace. Je crois qu’il était déjà parti à ce moment là. Je me trouvais belle ; je riais, et j’aimais mon rire. Je savais que moi aussi, inévitablement, je deviendrais transparente. Je me regardais, et peut-être que je voyais le mur au travers de moi.

 

Je n’aimais pas l’incohérence de ce qu’il m’avait dit. J’avais peur. J’avais froid encore, un froid qui venait de l’intérieur. Qui augmentait, au fur et à mesure que l’ombre, sur le mur, avançait.

 

Je savais qu’il disparaîtrait un jour. Mon bel ange. C’était ce que je savais à propos des hommes. Ils disparaissent ; un jour ils disparaissent.

 

Ensemble, autrefois, nous avions regardé la mer. La mer sur la côte, en Normandie, loin. La mer grise. Non. Ensemble nous avions traversé les dunes, c’est là que nous avions trouvé le bunker. Non. L’odeur infecte du bunker. Non. C’est lui qui avait voulu entrer. Non !

 

J’avais hurlé pendant des jours, hurlé sans pouvoir m’arrêter, hurlé en silence, hurlé en moi, et tout s’était déchiré. Je le sais aujourd’hui. J’étais dévastée de l’intérieur.

 

J’avais aimé son amour. C’était cela qui m’avait tenue en vie. Sa brûlure. Son rire ! Oh, son rire !...

 

Du haut de la falaise j’avais hurlé, bien après. Non. Il fallait ne pas avoir vu. Non. J’avais vu dans le bunker. Non. Les yeux. Non ! Je les avais vus. Non ! Je n’avais pas voulu entrer, mais je les avais vus presque tout de suite. Les yeux vides. Non.

 

Il a dit à un moment : « Cela n’est pas réel ». C’était pour me sauver. C’était à l’hôtel. Un hôtel à Venise je crois. Il l’avait dit pour me sauver du bunker. Parce que, à ce moment là, j’avais cessé de hurler. En moi il y avait le silence. Le silence et le désert.

 

Je me souviens, à Ménilmontant, je me souviens de la lumière du soleil à travers les dentelles du rideau, les dentelles blanches. Nous étions calmes, heureux. C’était peut-être la première fois que nous étions ensemble. C’était au tout début. Avant la Normandie. Avant le bunker. Il y avait le soleil à travers le rideau, et j’ai pensé cela, que le soleil, c’était lui.

 

À Venise il m’avait fait mettre debout, au pied du lit. Il avait dit cela, « ce n’est pas réel ». Nous étions à l’hôtel, un palais sur le Grand Canal. J’étais debout et j’attendais. Il était malade. Il était toujours malade à Venise, toujours. C’était comme si, à chaque fois, il visitait la mort jaune, comme si elle s’insinuait en lui, par capillarité, la mort de Venise. Il me questionnait. Je ne savais pas si son questionnement était celui d’un homme qui cherchait, comme il le disait, son destin de mots, ou bien s’il était dû à la fièvre. Il me demandait, il exigeait. Je devais être à lui, à lui seul. Il me faisait promettre, promettre tout mon amour pour lui, mon amour démesuré. Je ne devais rien vouloir, rien. Je ne devrais rien demander, jamais. Rien qu’il ne veuille donner. Ce jour là, à Venise, j’avais promis. J’avais promis pour toujours.

 

Il disait « Je ne veux pas combattre le visage de la mort. » À ces moments là je me détournais.

 

Il y avait le bunker. Toujours. Toujours entre nous. Toujours les yeux vides, entre nous.

 

Dans la chambre claire il m’avait laissée seule et je m’étais perdue dans le miroir.

 

EB